[Dossier, La Carte du Rap] : Comment la drill a évolué de Chicago jusqu’en France
La rédaction de Conscienxious est fière de présenter sa série de dossiers « La carte du rap ». « La carte du rap » est un ensemble de chroniques, articles, analyses qui paraîtrons chaque mois en développant sous un angle de vue différent le rap sur l’un des cinq continents du monde entier. Pour le premier épisode, nous évoquons le sujet de la polémique autour de la drill londonienne.
Depuis plusieurs années, le monde du hip-hop connaît l’ascension fulgurante d’un nouveau genre musical, que les précurseurs ont baptisé la drill. Caractérisée par des paroles crues et un tempo un peu plus lent, la drill est le mélange d’univers à la fois sombre et très dansant. Si ce registre musical est aujourd’hui très en vogue sur la scène française, il convient de souligner que c’est dans les quartiers sud de Chicago qu’il a vu le jour. Ainsi, depuis 2010, le mouvement a littéralement fait le tour du monde avec une histoire particulière liée à chaque région. Pour décrypter ce style musical sombre et parfois agressif, nous vous proposons un petit tour d’horizon sur l’histoire de la drill depuis sa création jusqu’à son actualité.
Chicagos, Chief Keef… la véritable origine de la drill et les caractéristiques du registre
Très populaire aujourd’hui, la drill existe depuis les années 2010-2011 dans les quartiers de Chicago. Pour mieux comprendre l’origine de ce genre musical, il faut remonter au début des années 2010 pour remarquer la situation sociale précaire qui prévaut à Chicago. En effet, la ville connaît une crise financière sans pareille. Divisés, les quartiers du sud se retrouvent abandonnés. Une situation qui suscite naturellement la réaction de la population. Certains jeunes se tournent alors vers la musique pour exprimer leur colère et leur ras-le-bol. C’est dans ce contexte de violence, de guerres de gangs et de désespoir que la drill voit le jour.
Au nombre de ces jeunes qui utilisent ce style musical comme moyen d’expression, Chief Keef sort du lot et apparaît comme l’un des précurseurs de la drill. Du haut de ses 16 ans, le jeune rappeur a révolutionné ce genre en emmenant doucement la trap vers la drill.
On pense notamment à son tube « I don’t like » né d’une production de Young Chop. Composé de textes crus, le morceau retrace la violence de la vie de gang et le quotidien des jeunes issus de ghettos. Young Chop l’explique bien en ces termes : ‘’Au début, on appelait ça de la Dead music, parce qu’on ne parle que de flingues et de morts. Des gens meurent tous les jours. C’est juste la vraie vie. Et les gens se sont reconnus là-dedans.’’ C’est ainsi que se résume l’essence même de la drill.
Sur le plan du beatmaking, il faut noter à l’origine deux basses marquées qui donnent ces instrumentales Snares, changeant et au rythme assez décalé. C’est à Londen Buckner (DJ L) que nous devons ces nouvelles productions musicales. Lancé dans le beatmaking, le jeune percussionniste de Chicago commence avec des instrus trap alternant kicks et claps. Habitué des caisses claires, il ajoute sur la prod des Snares à contretemps. Le premier beat de drill venait ainsi d’éclore dans les rues de Chicago. Au fil des années, le mouvement prend de l’envergure, dépasse l’Atlantique et atterrit dans les rues de Londres.
Le genre débarque à Londres : naissance de la drill UK en Angleterre
Poussée par le succès mondial de Chief Keef et la crise économique qui a secoué l’Angleterre après la Seconde Guerre mondiale, la drill arrive aux portes de la capitale anglaise. Le mouvement s’installe dans les quartiers sud en l’occurrence Brixton, considéré comme le deuxième berceau de la drill.
Dans un contexte de crises, de trafics et d’agressions, les jeunes londoniens se reconnaissent dans l’esprit de la drill de Chicago. Cependant, les rappeurs anglais ne se contentent pas de plagier leurs homologues américains, ils ajoutent leurs touches personnelles au genre musical pour donner un style assez authentique : c’est la drill UK.
Cette nouvelle version de la drill est le fruit de l’apport des influences caribéennes, mélangées avec la grime et d’autres rythmes plus saccadés. Pour rappel, la grime est un genre de rap londonien tiré du punk rock des années 70. Ce style musical est un mélange d’influences afro et Dancehall. Parmi les rappeurs qui s’illustrent dans ce registre, on retrouve Skepta et Dizzee Rascal.
Bonne dose de 808, basses allongées, sonorités électroniques et savoir-faire en matière de Grime : voilà ce qui fait musicalement la recette de la drill UK. L’un des beatmakers qui s’impose rapidement avec ce style est AXL Beats. Parallèlement, il convient de mettre un accent particulier sur Fumez the Engineer. C’est l’un des producteurs les plus influents qui a beaucoup œuvré pour l’émergence de la drill UK.
En ce qui concerne les artistes pionniers de ce genre musical en Angleterre, on retrouve les rappeurs comme Dave, MostHated S1, SL, Giggs, V9, etc. Certaines rappeuses se sont également illustrées avec ce nouveau style de rap. Il s’agit de Shaybo, Teezandos, Ivorian Doll, etc.
Au niveau de la réalisation des clips, les drilleurs anglais ont révolutionné le courant musical grâce à une imagerie et des visuels différents de Chicago. En effet, les armes à feu sont interdites à Londres et les activités de gangs sont très surveillées. Pour ne pas être identifiés par la police et voir leurs clips censurés, les rappeurs de Brixton optent pour les cagoules, les gants et les masques. Une véritable révolution qui devient petit à petit une des particularités de la drill UK. Grâce à cette métamorphose et l’effervescence de nouveaux drilleurs, le mouvement s’est répandu de façon virale dans toute l’Angleterre et retentit en retour jusqu’aux USA notamment à New York.
Renaissance de la drill à New York avec Pop Smoke
Nous retournons désormais à New York plus précisément dans les quartiers sud-est de Brooklyn. S’inspirant fortement de la drill UK, une nouvelle génération de jeunes rappeurs va éclore. On retrouve entre autres Fivio Foreign, Sheff G, 22GZ qui travaillent avec des producteurs anglais comme AXL Beats ou 808Melo. Le nouveau mouvement New Yorkais est donc influencé par la drill originaire de Chicago et celle venue de l’Angleterre (drill UK).
Parmi tous les acteurs de cette renaissance de la drill, un nom s’illustre au-dessus du lot et devient le symbole mondial de la drill : Pop Smoke. Accompagné du producteur 808Melo, le jeune Pop Smoke s’approprie les codes de la drill avec son projet intitulé « Meet the woo » sorti en 2019. Lyrics crus, voix grave et sombre, flow New-Yorkais, air menaçant sont autant d’éléments qui deviennent très vite sa marque de fabrique.
Avec les titres comme Dior et Welcome to the Party, Pop Smoke se révèle encore plus au grand public du hip-hop international. Il devient très vite une figure majeure de la drill et contribue à l’émergence du mouvement dans le monde entier notamment en France. Aussi tragique soit-il, son assassinat a également contribué à la démocratisation de ce genre musical.
Dans sa discographie, Pop Smoke a laissé un album à titre posthume intitulé « Shoot For The Stars Aim For The Moon ». L’opus s’est écoulé à plus de 250 000 copies en première semaine et se hisse au rang des albums les plus écoutés en 2020.
Ascension de la drill en France et dans le monde
Le mouvement de la drill fait son entrée sur le territoire français dans les années 2019 grâce aux jeunes rappeurs comme Ashee 22 et son collectif Lyonnais Lyonzon. Après s’être rendu dans les studios londoniens et appréciés la drill UK, ces jeunes rappeurs apparaissent comme les premiers drilleurs français confirmés. La drill va peu à peu se démocratiser en France avec la participation d’une nouvelle vague d’artistes comme Freeze Corleone, 1Pliké140, le collectif 667, etc.
Ce vent de fraîcheur fait du bien au rap français avec notamment l’une des figures emblématiques, Gazo. Avec ses freestyles DrillFr et sa mixtape « Drill Fr », il a démontré toute l’étendue de son talent et s’est imposé comme le porte-drapeau de la drill française. Sa musique se démarque par son énergie, ses paroles crues et sa voix grave qui marque les esprits des mélomanes.
Sans filtre et sans mensonges, Gazo retrace la réalité des banlieues parisiennes. Il est très tôt adopté par sa fan-base et ses performances remarquables lui ont valu le titre du « prince de la drill ». Le mouvement se popularise dans toute la France avec l’arrivée de nouveaux rappeurs comme Ziak, Negrito, SCH, Hamza, Sofiane, etc.
Hors de la France, la drill se propage à une vitesse fulgurante. On en retrouve notamment en Australie avec Onefour, au Kenya avec M1llionz, en Allemagne avec Kojodrill, en Espagne avec Godss ou encore au Portugal avec PML. En clair, le mouvement se généralise dans les quatre coins du monde.
Actualité de la drill au Royaume-Uni : bientôt une censure ?
Comme dans la plupart des pays, la drill rayonne au Royaume-Uni avec des artistes du calibre de Central Cee, Russ Millions, etc. Le mouvement ne fait toutefois pas l’unanimité en raison de son côté violent. Les autorités britanniques ne sont pas adeptes de ce style musical qui incite à la violence. Plus loin, elles tiennent la drill pour responsable des séries d’agressions au couteau dans les quartiers.
Depuis 2018, la Metropolitan Police de Londres travaille avec YouTube pour supprimer certains titres d’internet. Avec le lancement du projet « Alpha », 510 vidéos ont été signalées par les forces de l’ordre en 2021. La plateforme YouTube en a supprimé d’ailleurs la quasi-totalité. Face à ce choix, plusieurs activistes comme Electronic Frontier Foundation se sont révoltés considérant cette démarche comme une attaque à la liberté d’expression.
“Avec ce partenariat entre la Police et YouTube, le réseau a facilité un système de modération qui donne à la police de Londres une influence démesurée pour contrôler le dialogue public et censurer la musique drill” a déclaré Electronic Frontier Foundation.
Les nombreuses revendications et assises qui ont eu lieu entre les rappeurs Fivio Foreign, B-Lovee et les autorités municipales ne semblent pas porter de véritables fruits. Mieux, les autorités britanniques ont annoncé des collaborations avec Facebook, Instagram, TikTok et Twitter. En résumé, la situation reste tendue entre les autorités britanniques et les drilleurs anglais. Si la censure n’est pas encore officiellement actée, il faut souligner que les répressions demeurent d’actualités.
Doit-on s’attendre prochainement à une telle répression en France ? Même si la question n’est pas encore d’actualité, le seul argument qu’on peut avancer c’est que l’hexagone a un grand attachement à la liberté d’expression. Affaire à suivre…